Léonie ne savait trop ce qu’elle faisait là.

Les évènements avec de la foule, très peu pour elle. Elle préférait rester à l’écart, ou alors dans sa chambre, avec la bonne compagnie d’un livre avec une tasse de chocolat chaud parfumé à la cannelle. Ou encore à la bibliothèque, ou dans une librairie pour se perdre entre les étagères alourdies par le poids des ouvrages. Des endroits où régnait le calme et le silence ; pas une caverne sous l’université bondée d’étudiants comme de personnel de la fac avec des déguisements parfois douteux.

Pourtant, elle avait suivi le mouvement, après de nombreuses hésitations. Elle avait voulu donner une autre chance à ces soirées universitaires qui pimentaient la vie étudiante. Avait même accepté de se déguiser pour l’occasion - ou plutôt, elle avait sorti des vêtements qu’elle ne portait quasiment pas, à savoir une jupe longue plissée d’un bleu profond, un haut sans manche foncé, le tout avec une veste de costard qui lui donnait un look de mafieuse. Mais à mesure qu’elle restait à côté du buffet sans trop s’adresser à qui que ce soit, Léonie se demandait si elle n’avait pas fait une erreur. Elle n’avait pas prévu la présence du lac souterrain, et elle craignait de perdre le contrôle une fois de plus. Rien ne le laissait présager, car elle se montrait parfaitement sereine, presque indifférente à ce qui l’entourait, mais cette peur ne la lâchait jamais. Elle n’oubliait pas l’accident à son ancienne faculté.

Léonie songeait d’ailleurs à s’éclipser lorsque une voix effrayée s’éleva dans la caverne, déclenchant  aussitôt un mouvement de panique. Les cris se multipliaient, certains tentaient d’enfoncer la porte, d’autres fuyaient dans n’importe quelle direction possible au lieu de simplement rester calme et d’analyser la situation. Léonie ne bougea pas de sa place à côté du buffet. Elle se redressa, campée sur ses appuis, prête à riposter, mais elle ne paniqua pas. Plus que jamais, elle restait maître de ses émotions, à l’affût de tout ce qui l’entourait.

Sans surprise, ses sens l’attirèrent vers le lac souterrain ; là où elle était dans son domaine. Là où elle était la plus puissante.

Malgré toutes ses réticences premières, Léonie s’approcha du lac. Un bruit étrange avait troublé l’eau, presque surnaturel, et elle s’avouait plus intriguée que nécessaire. Quelque chose ne tournait pas rond dans cette soirée, mais il n’était pas dans ses habitudes de sauter sur les premières suppositions. A tous les coups, avec le soir d’Halloween, des petits plaisantins s’amusaient à jouer une frayeur aux autres étudiants.

Elle repéra d’ailleurs bien vite un étudiant au bord du lac, à la robe aussi noire que ses cheveux, et aux paroles étranges qui ne ressemblaient à aucune langue connue. Des ombres surgirent alors du lac, avant de s’étendre à toute la caverne. Elles effrayèrent davantage les étudiants restés derrière, mais Léonie demeura de marbre. Elle ne savait ce qu’avait fait cet étudiant avec ses mots singuliers, mais elle possédait une certitude ; ces tentacules d’ombre ne provenaient pas du lac. Aucune créature étrange n’habitait le cas, ou du moins, pas celle qui semblait se manifester.

D’un pas ferme, elle s’avança jusqu’au bord du lac, se plaçant à la hauteur de l’autre étudiant. Sa peau qui prenait un teint noirâtre témoignait l’usage d’un pouvoir, sûrement à l’origine des ombres ; à moins qu’autre chose ne soit à l’œuvre ? Peu importe les raisons, au fond - elle se concentra plutôt sur le lac. Elle tendit les mains devant elle, focalisa son attention sur cette étendue d’eau calme, puis fendit l’air d’un geste sec. Une lame d’eau secoua le lac, provoquant de nombreuses réverbérations, de quoi lui assurer ou non la présence d’un monstre sous les flots.

Et surtout, les tentacules ne cillèrent pas. S’ils provenaient d’un réel monstre, ils auraient réagi à cette agression.

— T’as pas plus intelligent à faire que d’effrayer ces étudiants ?

L’accusation directe, peut-être présomptueuse ; Léonie ne possédait pas la moindre preuve quant à l’implication de l’autre étudiant, mais à l’accuser de la sorte, elle obtiendrait sûrement une réaction probante.

Avec son accent russe à couper au couteau, l’autre étudiant ne cilla pas. Il ne se préoccupa pas des accusations, poursuivant son jeu ridicule digne d’une mise en scène - et Léonie préférait l’hypothèse théâtrale à celle d’un psychopathe en puissance. Toujours campée sur ses positions, stable sur ses appuis, presque imperturbable, elle soutenait le regard voisin. Les yeux de l’étudiant retrouvèrent leur couleur normale, tandis que les ombres abandonnaient son corps. Les tentacules sur les murs ne disparurent pas pour autant, mais Léonie crut remarquer une baisse d’activité. Ils se mouvaient encore, prêts à terroriser ceux encore piégés dans la caverne, mais elle avait l’impression qu’ils manquaient soudain de vigueur.

Peut-être parce que la personne qui les maniait se concentrait désormais sur elle. Peu importe ce que l’étudiant lui racontait, elle restait persuadée qu’il ne s’agissait que d’une supercherie, une plaisanterie de mauvais goût concoctée pour Halloween. Les évènements s’agençaient étonnement bien pour causer la panique. D’abord la porte qui se bloquait, quelqu’un qui s’en rendait compte dans la foulée, puis les participants de la fête qui se dispersaient dans tous les coins ; et enfin, l’apparition de ces tentacules d’ombre avec, comme par hasard, une personne au bord du lac pour les “invoquer”.

Non, décidément, elle ne croyait pas à la coïncidence. Ce serait trop facile. Alors elle ne battit pas en retraite face à l’étudiant qui persistait dans sa supercherie. Mais comment le perturber assez pour troubler sa mise en scène et ainsi dévoiler la ruse ? Léonie rechignait à maîtriser l’eau du lac, en dépit de toute cette puissance presque illimitée qui sommeillait à quelques pas d’elle. Elle sentait l’eau l’appeler, l’enjoindre à se lier à elle pour accomplir quelque prouesse. Retrouver cette douce sensation de ne faire plus qu’une avec l’eau, la manipuler comme une extension de son propre corps.

Mais Léonie se fermait à toutes ces sensations traîtres. Elle se focalisait sur son calme intérieur, sur son contrôle de soi afin de ne pas laisser aller ses émotions. Les autres participants de la fête, déjà bien paniqués, n’avaient pas besoin d’affronter un accident supplémentaire - et cette fois, nettement plus dangereux.

Le soupir au bord des lèvres, Léonie opta finalement pour ce qui lui apparaissait comme la meilleure solution pour régler cette situation : vaincre l’étudiant à son propre jeu. Elle se rappelait une amie qui avait tenté de l’initier au théâtre, dans son ancienne faculté, et elle s’inspira d’elle.

— Je suis Léonie, gardienne de ce lac.

Puisque l’étudiant en face d’elle se prenait pour l’invocateur d’elle ne savait trop quelle créature, elle se posait comme une adversaire, la gardienne de ces lieux qui ne le laisserait pas poursuivre. Et contrairement à d’autres, elle avait les moyens d’agir, sans même utiliser l’eau du lac qui s’avérait trop dangereuse.

L’air était chargé d’humidité ; une atmosphère parfaite pour la jeune femme, qui lui octroyait la ressource nécessaire pour utiliser son pouvoir tout en bridant ses capacités avec une ressource limitée. Elle se concentra sur toutes ces petites particules d’eau invisibles à l’œil nu, et avec ses mains pour accompagner ses mouvements fluides, les manipula pour former une bulle d’eau devant elle. La bulle fusa alors sur l’étudiant pour lier ses mains en un bloc de glace, et dans la foulée, une autre bulle apparut autour de ses pieds pour le figer au sol. Rien de dangereux ; juste de quoi l’immobiliser. Des années d’entraînement pour parvenir à un tel résultat, à un tel niveau de maîtrise de son pouvoir.

— Retourne dans les ombres, et cesse de tourmenter ces âmes. Tu n’es pas le bienvenu.

Toutefois, Léonie restait sur ses gardes, comme elle ignorait tout des pouvoirs de l’étudiant. Avec un peu de chance, il accepterait sa défaite, et elle pourrait ainsi aller voir la porte pour tenter de la débloquer.

Contre toute attente, son plan fonctionna avec une efficacité redoutable.

Le regard de l’étudiant responsable des ombres - selon toutes probabilités - s’illuminait face au jeu de Léonie, et si des blocs de glace ne restreignaient pas ses mouvements, il trépignerait de joie. La scène paraissait si irréelle face à la panique qui s’emparait des autres fêtards de la soirée, presque une vaste farce au détriment de ces étudiants - voire professeurs - qui pensaient seulement s’amuser ce soir. Une scène surtout peu flatteuse pour les étudiants de la FEAH, lorsque Léonie prenait du recul sur la situation. Des futurs héros qui se débinaient face à la première difficulté, simplement parce qu’ils étaient “enfermés”.

Une porte, ça se défonçait ; et pas besoin d’être un génie pour comprendre que, dans la panique, personne n’avait essayé.

Toutefois, avant de prêter attention à la porte, Léonie devait s’assurer que l’autre étudiant ne représentait plus une menace. Ses ombres n’avaient peut-être aucune emprise matérielle pour l’instant, mais elle ignorait tout de la réelle ampleur de ses pouvoirs, et elle refusait de se laisser surprendre. A moins qu’elle ne surestime le responsable de ces forfaits ? Il essaya bien de se dégager des blocs de glace, sans grand succès. Son effort se sanctionna d’un cuisant échec, si bien qu’il ne réessaya pas.

— Cesse donc de résister ! Tu ne peux rien contre la glace de la gardienne !

Et comme pour matérialiser davantage la “menace” qu’elle représentait en tant que gardienne du lac, Léonie canalisa les gouttes d’eau en suspension dans l’atmosphère pour former des pics de glace autour d’elle. Elle était la gardienne, prête à défendre le lac de toute intrusion, de toute invocation perfide. Et lorsque les ombres gagnèrent en vigueur sur la surface du lac, puis fondirent sur elle pour la “neutraliser”, elle décida d’accorder un peu de crédit à son ennemi de fortune. Deux pics fondirent sur le sol rocheux pour empaler les tentacules - chose parfaitement inutile sur des tentacules d’ombre intangibles, mais s’il s’agissait d’une véritable invocation, la manœuvre aurait son sens. Et puisque battre son adversaire à son propre jeu, elle ne comptait pas changer de plan.

Jusqu’à ce qu’une membre du personnel de la faculté fasse son apparition. Léonie la reconnut sans pour autant remettre son nom sur son visage - la bibliothécaire. Aussitôt, les pics de glace autour d’elle fondirent et elle adopta une posture neutre, loin de la défense de la gardienne du lac. Une intuition de sa part bienvenue, puisque la nouvelle venue se chargea de rappeler sa puissance en guise d’intimidation. Léonie jeta un coup d’œil à son camarade, puis le libéra. Oserait-il poursuivre son jeu d’acteur en face de la bibliothécaire ?

— Bonsoir madame. J’ai essayé d’arrêter cet étudiant qui semblait être en lien avec les ombres. A nouveau, Léonie adressa un regard à l’étudiant. Elle ne le connaissait pas, et pourtant, elle s’apprêtait à lui tendre une perche pour lui éviter les ennuis. Je connais peu les incantations, alors j’ignore ce qu’il essayait de faire, ou s’il en était conscient.

De toute évidence, la bibliothécaire flaira l’embrouille dans les paroles de Léonie et perça sa tentative de venir en aide à l’autre étudiant. Elle resta de marbre toutefois ; elle avait essayé, tant pis si cela n’aboutissait pas. Elle ne comptait pas non plus mentir éhontément à une membre du personnel, alors que ce dernier s’avérait pleinement responsable du déroulé des évènements - ou tout du moins en partie, Léonie doutait qu’il ait agi seul. Il fallait une autre personne pour verrouiller la porte, encore une autre éventuellement pour donner le ‟signal”. Tous les participants des festivités n’étaient pas non plus restés à proximité du lac, alors d’autres étudiants avaient sûrement pris la tête de petits groupes pour les conduire vers différentes ‟aventures”. En d’autres termes, cette soirée répondait à toute une organisation bien prévue à l’avance, et non à un coup de tête au dernier moment pour pimenter la soirée.

Toutes ses théories trouvèrent confirmation lorsque l’étudiant responsable des ombres tomba à genoux devant elle, la suppliant de rejoindre le club de jeu de rôle de l’université. Léonie le dévisagea, abasourdie. Elle n’avait jamais envisagé un tel dénouement, et à dire vrai, elle ne savait même pas quoi lui répondre. Une amie avait certes essayé de l’initier au théâtre, et ‟affronter” l’étudiant en tant que gardienne du lac avait eu quelque chose d’amusant, mais de là à rejoindre un club dédié ? Elle ne savait pas. Elle n’avait jamais fait quelque chose de ce genre. Tous ses ‟loisirs” étaient surtout là pour l’aider à mieux contrôler son pouvoir - la flûte, le taichi, la natation…

— Je… ne suis pas vraiment intéressée.

Une réponse un peu bateau, surtout là pour s’offrir du temps de réflexion. Cette demande inattendue la troublait, et par chance, Léonie put compter sur la bibliothécaire pour avoir quelque chose à quoi se raccrocher et se concentrer. Avoir ‟éliminé la menace” ne suffisait pas ; à présent, elles devaient ramener le calme, éviter que quiconque ne soit blessé, et libérer toutes ces personnes en panique.

Et malheureusement, en dépit de la bonne volonté de la bibliothécaire, celle-ci ne disposait pas vraiment du charisme nécessaire pour rallier les foules en un claquement de doigts. Sa petite taille jouait en sa défaveur, mais elle n’était pas seule.

— Laissez-moi faire.

Avec ses gestes fluides, Léonie canalisa les gouttes d’eau dans l’atmosphère et puisa aussi l’eau au bord du lac pour former un bloc de glace sous les pieds de la bibliothécaire, et ainsi la surélever d’une dizaine de centimètres.

Ceci fait, elle se tourna vers l’autre étudiant qui avait vraiment une mauvaise mine. A vouloir contrôler des ombres dans toute la caverne, il avait trop tiré sur ses capacités. Ne connaissait-il pas ses limites ?

— Tu devrais boire la canette.

Léonie doutait quelque peu des valeurs nutritives d’un thé en canette, mais pourquoi pas. Finalement, après un instant de réflexion, elle tendit la main vers l’étudiant.

— Léonie. Léonie Tirmoran. J’étudie en master. Elle hésita un instant avant de poursuivre. C’était… original, comme soirée.