Il y avait ce devoir qu'elles devaient faire depuis des semaines maintenant et qui ne se faisait pas.

Ce n'était pas comme si elles ne s'étaient pas mis des points de rendez-vous, évitant les indisponibilités des unes (Titania était compréhensive, aussi avait-elle soigneusement évité des réunions vers la pleine Lune), mais à un moment, il fallait arrêter de se foutre de la gueule du monde.

Tout ce qu'elle voyait, dans cette histoire, c'était qu'elle et Nora, donc, étaient condamné à faire leur devoir à trois à DEUX. Qu'elles se faisaient complètement entuber sur le côté recherche documentaire, ne parlons même pas de la rédaction du dossier ou même de exécution du TP. Déjà que les cours d'image de marque étaient chiants, alors si une de leurs camarades devait ne pas y mettre du sien, c'était le pire du pire.

Titania ne savait pas comme Sierra s'était retrouvé dans leur groupe. Elle avait oublié ce souvenir mais supposait qu'elles ne devaient être que deux et qu'il ne restait que cette meuf qu'aucun groupe ne voulait (à raison, d'après elle, car depuis, elle n'avait pas raté une occasion pour s'embrouiller avec Sierra pour tout et rien, de la couleur de ses chaussures qui n'allaient pas du tout avec celle de sa veste ou juste parce qu'elle avait fait une faute d'orthographe qui avait totalement plombé le dossier.

Du point de vue de Sierra, Titania devait être chiante, excessive même. Elle était agaçante et n'était pas prête à changer d'avis sur cette fille qui, pour elle, ne faisait pas le moindre effort pour les empêcher de couler.

C'était donc ce qui l'amenait, d'un pas furieux, dans le couloir. Elle avait déjà parcouru des mètres et des mètres, elle avait même fait l'intégralité de la bibliothèque, avait fait un détour par les écuries et même par la forêt pour revenir dans les couloirs.

Sierra était là, comme si elle n'avait jamais eu de rendez-vous, comme si elle n'avait pas deux heures de retard.

Posée.

« Ca va ? Tu n'as pas l'impression d'oublier quelque chose ? »

Adossée contre un mur, Sierra leva brièvement les yeux de son portable, le visage impassible. À son plus grand déplaisir, Titania était encore venue l’importuner pour se plaindre de quelque chose. Quelle chose ? Elle ne savait plus exactement. Sans doute un énième dossier ou exposé stupide à faire en groupe, ou toute autre tâche ingrate qui impliquerait de supporter la compagnie forcée de cette gosse de riche qu’elle ne pouvait pas blairer, et ce pendant plus de dix minutes. À chaque fois, l’ambiance était merdique et ça finissait en dispute. En la voyant se tenir là, devant elle, avec un regard qui se voulait menaçant, elle soupira.

« Qu’est-ce t’as encore ? Ah, tu veux parler du truc, là, le truc à rendre pour l’autre cours qui sert à rien ? Non, franchement j’ai aut’chose à foutre. Vas-y fiche-moi la paix. »

Et sûr ce, elle retourna à son portable.

La brésilienne avait plusieurs business à faire tourner sur le campus, elle n’avait pas de temps à consacrer à toutes ces niaiseries sur les super héros. Et puis, sérieusement, à quoi ça pourrait lui servir d’apprendre à construire une image de marque ? Son plan était de créer une organisation criminelle, pas de se faire remarquer et d’afficher sa tête partout. Il lui fallait au contraire se faire discrète et s’appliquer à dissimuler ses futurs trafiques aux yeux du monde.

Comme Titania ne partait pas, elle la zieuta brièvement avant de se reconcentrer sur l'écran.

« J’t’ai dit que j’venais pas. Tu peux pas m’forcer alors dégage ! Puis c'est pas la peine de m'regarder comme ça. Tu vas faire quoi au pire ? Tu vas lire les souvenirs de mon sweatshirt ? Aller, vire de là, dit-elle en lui faisant signe de partir avec sa main, tu commences à être chiante, c’est pas la peine d’insister, tu sais très bien comment ça va finir. »

Évidemment que Titania n'était pas de taille face à Sierra. Elle avait beau être une grande gueule et dire ce qu'elle pensait face à tous les profs incompétents de cette université, elle ne pourrait jamais, au fond, en venir aux mains comme pouvait le faire la brésilienne.

Elle détestait être aussi faible. Que ses bras soient dépourvus de muscles et que le seul don qu'elle puisse cultiver la destine en réalité à la police scientifique. Elle venait d'une famille de médium, elle en était l'élément le plus faible et le moins cohérent.

Titania se mordit les lèvres.

« Des choses à faire ? Comme tes autres devoirs à la FEAH où tu nous as aussi laissées tomber ? »

Ce n'était pas juste, ce n'était pas à elles de se coltiner tout le côté recherche et écriture, tout cela parce qu'elles avaient mal choisi le troisième membre de leur trio.

« C'est pas une idée conne, hein. Enfin. J'aurais trop peur de tomber sur un truc vraiment craignos, loin de moi d'être traumatisée. Mais j'aurais pu le faire. Je partirai pas. Et toi, tu comptes me faire quoi ? Me tabasser dans un couloir rempli de témoins ? »

Elle la regardait avec la sévérité qui était la sienne, à la limite pourtant de se jeter dans le grand bain et de lui foutre une claque, ce qui aurait pu être son truc si elle n'avait pas su que Sierra était beaucoup plus forte qu'elle. Elle n'était pas bête, elles fréquentaient les mêmes cours de sport, elles se connaissaient et se jaugeaient depuis maintenant à peu près un an et quelques mois.

Elle espérait, surtout, que la fréquentation du couloir ne baisserait pas ; elle voulait tenir tête mais savait qu'elle n'avait en réalité aucun argument pour faire valoir ce qu'elle était en train de réclamer.

« Que veux-tu, en réalité ? Du fric ? Une promesse d'embauche dans le futur ? Tu me fatigues. »

À la mention des autres devoirs à faire en groupe qu’elle avait manqué, Sierra leva les yeux au ciel. Allait-elle la rebassiner avec ça encore longtemps ? Elle pensait pourtant avoir été clair les fois précédentes.

« Nah, j’travaille à côté des cours. Tu l’sais en plus, j’te l’ai déjà dit plein d’fois. Figure-toi qu’on est pas tous nés riches, y’en a qui doivent trimer pour survivre. »

Bien sûr, elle ne lui avait jamais révélé la nature de ce fameux « travail » pour lequel elle se montrait si assidue, prétendant à chaque fois être vendeuse quelque part en ville et ne pas vouloir lui révéler le nom de l’enseigne pour éviter qu’elle ne vienne l’y déranger. Ce genre d’excuses un peu vague avait de quoi éveiller les soupçons de Titania qui commençait à bien la cerner après un an passé à la côtoyer, mais il y avait quand même une part de vrai là-dedans. Ses petits business comprenaient souvent de la vente et elle avait réellement besoin de cet argent. Sa grand-mère, dont l’état de santé s’était sérieusement dégradé depuis leur arrivée en France, comptait sur elle pour subvenir à leurs besoins. En outre, elle ne pourrait jamais lancer sa future organisation sans fonds conséquents, et il lui fallait donc commencer à se créer un capital.

« Pis t’exagères. J’viens aux devoirs, des fois. Quand ça parle pas de trucs nuls sur les super-héros. Et parfois j’reste même jusqu’au bout. »

Ok, ce n’était pas souvent, mais ça lui demandait à chaque fois un certain effort et elle estimait donc que cela valait le mérite d’être souligné.

La brésilienne lâcha un petit ricanement quand Titania évoqua l’idée de la tabasser en plein milieu du couloir. Ce qui l’amusait, ce n’était pas tant l’idée de la passer à tabac, mais plutôt le fait qu’elle ne puisse s’empêcher de mentionner la présence de témoins. Une fois de plus, la jeune femme au caractère bien trempé essayait de jouer les durs, de se montrer intransigeante et sans peur tout en essayant de couvrir ses arrières en lui rappelant les limites à ne pas franchir. Comme c’était mignon.

« Oui, c’est l’idée, lança-telle avec un grand sourire fourbe. »

Évidemment qu’elle n’allait prendre le risque de l’attaquer sous le regard des autres étudiants, même si elle aimait laisser planer le doute pour calmer les ardeurs de sa camarade. À moins que Titania ne lui donne le premier coup ou la provoque en duel, elle ne ferait rien. Elle n’était pas stupide, elle savait qu’elle n’était plus à Rio et qu’on pouvait facilement la poursuivre pour agression ici. Loin d’elle était l’envie de se retrouver en prison alors que sa grand-mère avait besoin d’elle.

« Moi ? C’que j’veux ? Que t’arrête de m’faire chier avec tes devoirs à la con. Ce serait déjà un bon début, tu crois pas ? Sérieusement, tu t’prends trop la tête avec tous ces trucs qui servent à rien. J’sais pas c’est quoi ton plan après la fac mais c’est clairement pas les cours qu’on donne ici qui t’y aideront. Mais bon, après, si t’as 20 balles qui traînent, j’dis pas non. »

Non, la raison pour laquelle Sierra avait choisi cette université plutôt qu’une autre n’était pas due au hasard. Elle était consciente que la FEAH se voulait être un centre d’études pour les futurs super-héros, même si les statistiques montraient un taux d'insertion extrêmement faible dans ce domaine après l'obtention des diplômes. Cependant, cette université avait au moins le mérite d’accueillir tous les candidats sans discrimination, et sans tenir compte de leur passé. C’est pourquoi des individus peu recommandables comme Sierra y étaient souvent présents, que ce soit pour se racheter ou profiter des cours dispensés, notamment ceux de combat et d’économie, avant de se lancer dans une vie de grands criminels.

« Si j’avais su qu’tu serais là, j’aurais réfléchi à deux fois avant d’m’inscrire. »

Malheureusement pour elle, Titania n’en avait pas fini avec les négociations. Elle essayait à nouveaux de lui soutirer des informations sur son travail au prétexte de vouloir l’aider. Ah vraiment, quelle petite fouineuse ! Et c’était comme ça depuis le début de l’année. Elle posait tout plein de questions tout en essayant de se lier d'amitié avec elle, bien qu'il apparaisse comme une évidence qu'elles ne soient pas du tout sur la même longueur d'onde. Sa camarade, issue d'une famille prestigieuse, se voulait morale et intègre, et semblait croire dur comme fer au mythe de la justice. En d'autres termes, elle était l’exact opposé de la petite rate des favelas magouilleuse qu'elle était. Sierra était prête à parier qu’elle la dénoncerait sans hésiter si elle venait à découvrir ce qu’elle tramait en dehors des cours. Elle avait donc tout intérêt à la tenir éloignée autant que possible.

« Ça n’te regarde pas. Puis il est très bien mon travail, fou-moi la paix. »

Semblant comprendre qu’elle n’accepterait aucune proposition de sa part, sa camarade lui proposa d’aller demander de l’aide à la direction pour payer son loyer. Or, la dernière fois qu’elle s’était rendue au bâtiment administratif pour faire une requête auprès du secrétariat, elle s’était engueulée avec l’espèce de chat-oiseau aigri qui servait de secrétaire. La situation avait mal tourné et la brésilienne savait qu’elle se reprendrait la tête avec lui si elle y retournait.

Titania continua à s’agacer, se demandant à nouveau pourquoi elle s’était inscrite à cette fac plutôt qu’une autre. À un moment, elle évoqua même l’idée que la brésilienne puisse avoir été refusée à Saint Ange, ce qui lui arracha un rire sincère. Pensait-elle sérieusement que quelqu’un comme elle puisse avoir eu l’envie et le niveau pour candidater dans un établissement pareil ? Non, elle se foutait probablement de sa gueule, et Sierra n’avait pas l’intention de se laisser faire.

« Marrant qu’tu m’parles de ça, quand on sait que t’es la seule de ta famille à s’être fait recaller par Saint Ange. Tu nous as jamais dit pourquoi, d’ailleurs. Mais laisse-moi deviner, c’est parce que ton pouvoir est trop craignos, c’est ça ? Ah, ma pauvre ! Tu dois tellement avoir le seum d'être la voyante la moins utile de toute la Gaule. »

Au visage quelques peu crispé de Titania, la brésilienne comprit que sa provocation avait fait mouche et un sourire satisfait apparut au coin de ses lèvres. Pendant un instant, elle espéra qu’elle s’arrêterait de l’importuner pour aujourd’hui avec ses histoires de travail de groupe ennuyeux et ses reproches inutiles. Toutefois, elle comprit bien vite que sa camarade de trio ne comptait pas en rester là.

Pourquoi enlevait-elle ses gants ? Sierra, qui fixait attentivement ses mouvements en prévision d'une riposte, se retrouva pétrifiée par l’incompréhension lorsque la main de Titania se posa délicatement sur sa joue. Non mais qu’est-ce qu’elle fabriquait ? Après la conversation qu’elles venaient d’avoir et la dernière pique qu’elle lui avait lancée, la brésilienne s’attendait au mieux à recevoir une gifle de sa part.

« Mais qu’est-ce tu fous ? Ça va pas ? »

Elle repoussa vivement la main de sa camarade avec son bras, ne réalisant que trop tard ce que celle-ci venait d’accomplir.

« Quoi ? Attends, tu viens d’utiliser ton pouvoir sur moi, là ? Nan mais putain t’es sérieuse ? »

Comme si l’assaillir de questions sur sa vie et son travail ne suffisait pas, voilà que Titania utilisait son pouvoir sur elle pour fourrer son nez dans ses affaires. Sierra s’en voulait d’avoir manqué de vigilance, même si elle ne l’aurait jamais imaginée assez fourbe pour faire une chose pareille.

En l’entendant proférer des menaces à la suite de sa vision, la brésilienne serra les poings, se retenant à l'instant d’accomplir un acte regrettable. Elle avait toujours pressenti que cette fille de bonne famille ne cautionnerait pas ses agissement et ne perdrait pas de temps pour la dénoncer aussitôt ses petites magouilles découvertes. Visiblement elle ne s’était pas trompée, elle avait bel et bien affaire à une balance et avait bien fait de s’en méfier.

« J’savais que j’pouvais pas t’faire confiance. T’es rien qu’une fouineuse et une cafteuse. Me touche plus jamais ! »

Sierra était en rogne. Elle se demandait ce que Titania avait pu voir, ça la tracassait. Sa crainte n’était pas tant d’être dénoncée sur le moment, non. On ne pourrait pas lui porter préjudice au moyen d’une simple vision. Sans aucune preuve tangible, ça ne ferait que déclencher une énième rumeur à son sujet. Ce qu’elle craignait réellement, c’était que la blondinette puisse avoir obtenu assez d’informations pour mener sa petite enquête. Hors de question que cette sale fouineuse se mette à la suivre et à lui mettre des bâtons dans les roues. Tout dépendait de ce qu’elle avait vu, et Sierra comptait s’y préparer.

« C’était quoi ta vision ? Qu’est-ce t’as vu ? »

Que Titania lise ses souvenirs sans son consentement l’enrageait déjà bien assez. Alors, quand la blondinette, fière de son coup, ne put s’empêcher de la railler tout en arborant ce fichu sourire malicieux et cet air suffisant qu’elle détestait tant, sa simple colère se changea peu à peu en courroux. Plus elle insistait sur les moqueries et se montrait sarcastique, plus le regard de Sierra s’assombrissait. La brésilienne ne supportait pas l’idée qu’on puisse avoir l’ascendant sur elle et qu’on l’humilie de la sorte. Elle pouvait sentir ses poings se crisper sous l’effet de sa frustration grandissante et de sa fureur. L’envie, ou plutôt le besoin de frapper quelque chose devenait irrépressible.

Et puis, au milieu des piques et des moqueries, la jeune femme glissa quelques indices flous en rapport à sa vision. Des blessés ? Des morts ? Était-elle sérieuse ? Pendant un court instant, le visage de Sierra afficha de la stupeur. Et si le pouvoir de cette voyante de pacotille était bien plus puissant qu'elle ne l'envisageait ? Et si elle avait vu… tout ça, toutes ces choses peu glorieuses qu’elle avait accompli au Brésil ?

Pendant quelques secondes, elle se perdit dans ses pensées, repensant à tous les moments où des morts avaient été impliqués et où elle avait dû se livrer à des actes regrettables. Puis elle fixa de nouveau Titania, se questionnant sur la véracité de ses propos. Sierra poussa un râle de colère en réalisant qu’elle se payait sa tête. Si cette sale fouineuse avait bien vu ce qu’elle prétendait, elle ne serait pas là à fanfaronner face à elle avec cet immonde sourire narquois qui lui donnait un air méprisable.

« Menteuse, lâcha-t-elle entre ses dents, serrées par la rage. »

Plutôt que de se laisser impressionner, la blondinette poursuivit ses moqueries, comme si elle voulait profiter au maximum de cette petite victoire qu’elle s’était octroyée. Mais à trop jouer les braves, ce qui devait arriver arriva : la goutte de trop déborda du vase. Le déclencheur ? Cette dernière réplique qu’elle lui lança, cette preuve irréfutable qu’elle savait pour ses combats clandestins et ne manquerait pas d’utiliser cette information à son encontre.

« Ça tombe bien, j’tai réservé la meilleure place, c*** ! »

Sans aucune retenue, la brésilienne profita de sa proximité pour lui asséner un coup dans le ventre, délivrant toute la rage qui s’était accumulée jusqu’alors. Immédiatement, les témoins de cet effarant spectacle passèrent à l’action, saisissant l’assaillante pour l’empêcher de s’acharner sur la pauvre étudiante qu’elle venait d’envoyer au sol. Sierra essaya de se débattre tandis qu’on l’attrapait par les bras, la capuche, les cheveux… mais c’était inutile. Elle ne pouvait rien faire face à cette foule apprenti-héroïque déterminée à protéger leur camarade.

La brésilienne continua vainement de gesticuler dans tous les sens alors qu’on l’escortait loin de Titania, probablement dehors ou dans une salle en attendant que le personnel soit prévenu de cet incident. Mais plutôt que de s’inquiéter pour sa future sanction, Sierra préférait hurler un mélange d’insultes grossières et de menaces de mort à destination de son ex-camarade, devenue ennemie jurée à ses yeux, au milieu d'une litanie de « Lâchez-moi ! ».