Nous sommes des êtres solitaires, Robin. Des mots qu’Aleid n’a cessé de répéter dès lors que son fils fut assez grand pour comprendre le langage. Nous ne nous mêlons pas au monde, à moins d’être dans un bon jour. Pour une nuton si fière de ses origines, elle se montrait étrangement loquace auprès de Robin. Petit, ce dernier ne comprenait guère pourquoi il fallait tant garder le silence chez les siens, et à dire vrai il se montrait horriblement bruyant et bavard, curieux du monde qu’il entrevoyait entre deux tunnels menant aux maisons des lutins ardennais. Différent, plus qu’il ne l’imaginait, Robin s’amusait souvent à fausser la surveillance de sa mère comme de ses semblables pour aller se perdre dans les champs ou les roches des alentours. Parfois, il jouait avec les bêtes de hauts-terriens, ces gens qui étaient si grands et ne vivaient pas sous terre.

Les vingt premières années de sa vie, Robin les passa à observer et tenter de comprendre le quotidien de ces êtres si particuliers. Bien vite, il apprit que son peuple ne se mélangeait pas à eux, se contentant d’offrir un peu d’aide à quelques-uns ou de maudire les autres. Aleid savait y faire pour ensorceler les hauts-terriens, causant la ruine de tous ceux qui ne lui adressaient pas la parole avec courtoisie et respect. Robin tenta d’ailleurs d’imiter ces étranges pouvoirs, en vain. Tout ce qu’il parvenait à enchanter de ses mots n’étaient rien que des objets.

Tenu loin du monde, le jeune lutin remarqua au fils des décennies s'écoulant que les siens le regardaient étrangement. Ils ne pipaient mot à son approche, toutefois des émotions fortes et emplies de méfiance passaient dans leurs yeux.Tu n’es pas un nuton pur, Robin. Sa mère avait un jour brisé le sceau du secret. Ton père n’est pas d’ici et ne nous ressemble en rien.

À l’aube de ses soixante ans, Robin se promit qu’il quitterait un jour le massif ardennais pour courir le monde et voir la terre de son père.

Il consacra les années suivantes à l’apprentissage ; celui de son pouvoir d’enchantement. Quelque peu autodidacte, Robin épia ses semblables afin de créer ses propres sortilèges, adaptés aux objets et non destinés aux êtres vivants. Et ainsi s’écoulèrent dix, vingt puis trente printemps, étés, automnes et hivers. À leur terme seulement, Robin se sentit prêt à plier bagage pour arpenter le monde.

Ce n’est pas très orthodoxe chez nous. Sa mère lui avait soufflé ces mots la veille de son départ, une pointe infime de fierté dans la voix. Ils n’eurent pas besoin de parler davantage, Robin savait qu’elle était heureuse de voir que son fils suivait ses pas. Je serais là si tu décides de revenir.

Robin partit sur les sentiers et ne revint pas.

D’abord prudent, il se cacha dans les buissons, les champs, les arbres pour épier les hauts-terriens qui parlaient de tant d’étranges choses. Il explora tout ce qui lui fut donné de voir, mais tandis qu’il ne faisait que découvrir le monde, ce dernier ne cessait de changer.

Aux sentiers se succédèrent des tranchées, aux champs de blés des plaines s’affaissant sous le poids de morts et d’une profonde tristesse, aux arbres des ruines des villes, de villages, de maisons. Une guerre, comme les hauts-terriens l’appelaient, frappa les paysages comme les gens. Robin y participa, de loin, sans trop s’impliquer, se contentant d’enchanter des armes et des uniformes afin de préserver quelque vie. Il ne se montra jamais de lui-même, mais il apprit par des rumeurs qui s’échangeaient, que les grands hommes parlaient d’un petit être traversant les décombres de l’humanité.  D’un petit être qui apportait chance ou malchance selon chacun.

Puis, le temps recouvrit lentement les plaies du décor et Robin perdit son envie de retrouver son père. À la place, il préféra se consacrer à la protection de ceux qui croisaient sans route sans le savoir et de nouvelles années passèrent lentement.

À force d’observer, le lutin apprit à comprendre le monde des hauts-terriens, et lorsque de nouveaux échos de conflits se font entendre, Robin sortit pour la première fois de ses cachettes pour s’offrir à la pleine lumière des regards. La guerre ne dura pas, pour autant elle le convainquit de ne plus retourner dans les fourrés et d’œuvrer à visage découvert pour la survie de ce monde si grand et merveilleux.

Il songea à l’enseignement car tout savoir n’a de sens que s’il se transmet, et ce fut ainsi qu’il rejoignit après des années de bataille la FEAH. Les espoirs ne s’éternisèrent pas, car au lieu d’enseigner à des jeunes animés des mêmes désirs, il vit défiler les mauvais esprits.

Robin enseigne sans joie, ni enthousiasme à présent. Trop lâche pour partir, trop honteux pour retourner dans le massif qui l’a vu naître et grandir.