Le poids de toute une famille sur ses épaules ; les attentes, les espérances, la notoriété… Léonie était l’enfant prodige, celle attendue des parents comme des oncles et des tantes - l’enfant parfaite. Celle qui possédait le don parfait, la puissance à l’état brute qui ne demandait qu’à être affinée et polie jour après jour. Elle était la fierté de toute une famille, et c’était peu dire, quand toute cette famille se revendique comme la noble descendance de Dahut, sur l’île perdue de Ker-Is.

Et Léonie a abandonné le navire, du jour au lendemain.


Troisième enfant de la famille Tirmoràn, Léonie n’a jamais manqué de rien. En tant que petite dernière, ses parents ont toujours été présents pour elle, et si un évènement les retenait ailleurs, grands-parents, oncles et tantes prenaient le relais.

Les Tirmoràn sont une grande famille, descendant tout droit de Dahut - selon ce qu’ils veulent bien raconter -, et ses membres se serrent les coudes au quotidien. C’est une façon pour eux de conserver leur emprise sur la ville d’Ys, perdue entre les flots au large de la Bretagne, habitée par les faes comme des monstres marins, ou encore des rescapés humains. Depuis des générations, les Tirmoràn assurent la survie des humains au sein d’Ys ; une mission sacrée justifiée par la constance de leurs pouvoirs en lien avec l’eau.

Alors naturellement, quand la jeune Léonie joue avec des bulles d’eau dans son bain, personne ne s’en étonne ; comment aurait-il pu en être autrement ? En revanche, à travers des jeux, puis des entraînements, les pouvoirs de Léonie sont testés, étudiés, afin d’en comprendre le fonctionnement et les limites. Manipule-t-elle l’eau des plantes ? Peut-elle manier la glace ? La vapeur ? Générer des bulles d’eau ? Les possibilités sont multiples, illustrées par des générations de pouvoirs aquatiques chez les Tirmoràn.

Au fil des années, ses pouvoirs s’affinent, et dévoilent surtout leur puissance brute. Soumis à ses émotions, les états d’âme de l’enfant manquent à plusieurs reprises de causer des catastrophes dans la ville d’Ys. Alors Léonie est initiée aux arts martiaux, au taïchi plus exactement, pour lui apprendre à contrôler ses émotions. Elle multiplie les activités qui nécessitent du calme ; elle nage, plonge dans les fonds marins, joue de la flûte traversière. Elle canalise ses émotions, devient aussi fluide que l’eau, toujours prête à s’adapter, comme une balle qui ne cesse de rebondir. Rien ne l’arrête ; elle flotte, portée par le courant, sans jamais se soucier des vagues.

La petite Léonie ne s’en formalise pas. Elle ne remarque pas que son enfance lui est volée par son propre pouvoir comme par les attentes de sa famille. Elle a peur de relâcher le contrôle, de perdre le contrôle, surtout, et de blesser quelqu’un par inadvertance. Elle a déjà failli noyer Ambroise, son frère aîné ; elle ne veut pas revivre cette peur viscérale de sentir son cœur s’arrêter et d’être impuissante.

Elle s’entraîne, sans relâche. Elle est la petite fille parfaite ; obéissante, conciliante, douée à l’école. Plus les années passent, et plus son contrôle sur son don se fait puissant. Elle le développe, découvre ses particularités, ses variations. Elle n’est pas comme sa tante Joséphine qui ne maîtrise que l’eau des plantes ; elle maîtrise l’eau dans tous ses états, peu importe qu’elle soit visible ou cachée dans une autre matière.

Elle est l’enfant prodige des Tirmoràn ; ses parents, imbus de sa réussite qu’ils s’approprient comme la leur, vantent qu’elle a même reçu la bénédiction de Dahut en personne.

Les années passent sans que son quotidien ne change. Léonie vit toujours les mêmes choses, toujours les mêmes journées, partagées entre les entraînements à son pouvoir, les cours, le taïchi, la natation et la flûte. Elle est toujours dans ce contrôle permanent et la quête de la perfection, sans jamais faire de vague.

Avec les cours à distance, et l’avance qu’elle prend, elle décroche son baccalauréat à dix-sept ans ; et le jour où elle reçoit ce sésame, ses parents l’envoient à l’extérieur de Ker-Is, pour que “jeunesse se fasse”. Après l’avoir abritée sous les flots depuis sa tendre enfance, ils la confrontent au monde extérieur qui n’a guère connaissance de la survie de Ker-Is sous les flots.

Accompagnée de son cousin Lisias, Léonie quitte ainsi Ker-Is. Elle visite la Gaule, puis l’Europe, avant de migrer vers les îles ; la Polynésie, les Caraïbes, puis l’archipel des Mascareignes. Elle décide de s’installer là-bas quelques temps, pour découvrir la vie insulaire - presque continentale à ses yeux, pour elle qui a toujours vécu sous les flots. Elle s’inscrit à la fac, suit des études de lettres et profite de ne plus avoir ses parents sur le dos pour contrôler le moindre de ses faits et gestes. Son cousin ne lui reproche rien, bien au contraire ; il comprend ses sentiments, lui qui ne vit plus à Ker-Is depuis des années.

Plus que jamais, Léonie profite de cette vie qu’elle n’a jamais connue. Elle étudie, se promène, multiple les découvertes. Elle découvre aussi que se permettre des écarts quant à ses sentiments ne génère pas des tsunamis ; elle peut dire non, ne pas apprécier un comportement, même si elle conserve toujours un calme à toute épreuve.

Un an et demi après son départ de Ker-Is, sa vie prend toutefois un tournant abrupt, inattendu, et dont les conséquences ne se feront sentir que plus tard ; une petite pierre qui roule, et qui en entraîne d’autres dans son sillage. Léonie arpentait les cirques de la Réunion lorsqu’elle a été prise de court par des pluies torrentielles. Peu dérangée dans les faits, il n’en a pas été autant pour les humains piégés par la crue, qui seraient morts noyés sans son intervention. Sur l’instant, elle n’a pas réfléchi, a réfléchi avec l’instinct pour protéger ces humains ; elle a contrôlé l’eau, leur a offert un passage sûr pour qu’ils se mettent à l’abri. Ses pouvoirs n’ont effrayé personne. Au contraire, elle a reçu de nombreux remerciements, et la presse locale de la ville voisine a mentionné une héroïne inconnue du paysage, aux pouvoirs aquatiques salvateurs.

Petit à petit, la vision de Léonie a changé quant à son pouvoir. Loin de sa puissance destructrice, elle a entrevu la possibilité de sauver des vies, là où personne d’autre le peut. Alors, quand les semaines d’après, un cyclone a frappé l’île, elle n’a pas hésité à mettre le nez dehors pour aider, malgré les avertissements de son cousin. Elle a protégé des habitations de la crue et des vagues, secouru tout un village. Ses interventions sont devenues de plus en plus remarquées, connues, jusqu’à attirer l’attention de la presse de l’île ; jusqu’au jour où elle s’est présentée comme une héroïne, la peau et les cheveux bleus, sous le nom de Egonia.

Elle n’a jamais donné d’explications quant à ce nom. A laissé la presse spéculer, tandis qu’elle refusait toutes les demandes d’interviews. La seule façon pour les journalistes de l’intercepter, c’était de la trouver en pleine action.

Egonia, pour tordre l’Agonie qu’était son pouvoir pendant toutes ces années.

Elle a ignoré les lettres de ses parents, pourtant ravis de la voir si brillante dans la presse locale. Poursuivi ses études comme si de rien n’était, les cheveux teints en châtain pour cacher le bleu de ses cheveux devenu définitif.

Plus que jamais, elle est heureuse ; jusqu’au jour où la presse décide de la traîner dans la boue. Des détracteurs s’opposent à sa puissance, craignent pour leurs vies le jour où elle décidera de ne plus les sauver. La peur prend le relais ; cette même peur qui la piétine depuis des années. L’esprit ailleurs, piégé dans la spirale infernale de la notoriété, la fac devient plus difficile. Elle enchaîne les erreurs, son contrôle s’échappe. Lisias essaie bien de l’aider, mais son aide paraît bien insignifiante face au capharnaüm de ses pensées.

La fac se transforme de fil en aiguille en enfer, et son don se retourne contre elle lorsque les canalisations du bâtiment implosent sous la pression. Plusieurs personnes sont hospitalisées, et Léonie prend la fuite. Elle disparaît de la fac, et même de l’île, sans prévenir Lisias.

Elle ne porte plus le nom d’Egonia. L’Agonie est revenue.

A Lisias, elle n’envoie qu’un seul message, juste avant de prendre l’avion ; “ne cherche pas à me retrouver, s’il te plaît”.

Elle voyage quelques temps, notamment dans le désert pour ne plus être un danger pour personne, mais ce climat s’avère bien trop aride pour elle. Alors elle retourne en Gaule, indécise quant à son avenir. Toutefois, pas un seul instant elle ne songe à revenir à Ker-Is ; elle refuse de donner cette satisfaction à sa famille, qui n’attend d’elle que son pouvoir.

Elle pense plutôt à retourner à la fac, mais la peur de son pouvoir la paralyse, jusqu’à ce qu’elle entende parler de la FEAH. Une fac de seconde zone, qui accueille tout le monde ; une fac où elle n’aura de comptes à rendre à personne, et où son pouvoir sera noyé parmi les autres.

Alors Léonie postule, directement en master, avec sa petite licence de lettres. Elle aurait aimé devenir bibliothécaire dans une autre vie, ou éditrice. Elle se tourne donc vers les sciences sociales, bien loin de l’image qu’elle peut dégager avec son pouvoir.

Et peut-être que, dans cette fac de seconde zone, elle parviendra à trouver un moyen de surpasser ses peurs et de contrôler pour de bon son pouvoir.