La vie de Rowan ressemble à une meule de gruyère rongée par les rats depuis des années. Il en reste peut-être encore des morceaux, quelques bouts reliés entre eux péniblement, mais le tout forme un ensemble incohérent, qui ne ressemble plus vraiment à une meule de gruyère. Un ensemble qui charrie dans son sillage l’incompréhension et le doute, la peur de découvrir ces morceaux manquants emportés depuis longtemps par les rats. La peur de mettre des évènements sur les quelques images qu’il possède encore. La peur d’affronter qui il est vraiment.
A quel point s’est-il construit sur des mensonges ces derniers mois ? A quel point ressemble-t-il à son lui du passé, ou est-il en tout point différent ? Rowan est partagé entre chercher des réponses à ses questions, et tourner la page définitivement pour ne plus jamais y penser.
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Avant le pentacle, Rowan ne possède qu’un ensemble de souvenirs flous de son existence, décousus pour la plupart, des fragments d’évènements qu’il ne comprend pas toujours, et qu’il n’est pas certain de vouloir savoir.
Rowan sait ce qu’il est. Un lémure. Une âme damnée qui ne connaîtra jamais le repos du fait des circonstances de sa mort ; et de ce qu’il sait aussi sur sa nature, enquêter sur sa propre mort pour s’en rappeler n’est guère une idée brillante. Les flammes qui habitent souvent son esprit lui suffisent, sans parler de cette culpabilité poignante qui le prend à la gorge à chaque fois. Une mort tragique, chargée de violence et de remords. Une mort dont il ne se rappelle qu’une poignée de bribes, mais qui le hante depuis sa “renaissance”.
Rowan. Un nom qu’il a choisi sans savoir s’il s’agit vraiment du sien, un nom présent dans son esprit sans autre explication. Un nom qu’il a fait sien, sans vraiment savoir le pourquoi du comment ; il se contente d’en aimer la sonorité.
Un pentacle a attiré son âme. Une bande de passionnés - de fanatiques - de l’occulte qui s’amusent avec des schémas et autres symboles mystiques, espérant un jour obtenir un quelconque résultat. Rowan ne sait trop à quoi ces gens s’attendaient, lorsqu’ils ont activé leur pentacle. Pas à son apparition, en tout cas - sans doute s’attendaient-ils à un énième échec à ajouter à leur longue liste. Mais toujours est-il que le lémure s’est retrouvé piégé au sein du pentacle, a pris forme sur le plan d’existence des humains, et a fait face à une tripotée de passionnés de l’occulte encore plus surpris que lui de la tournure des évènements.
Mais à quoi ressemble un lémure ? Même Rowan n’en sait trop rien. Il n’avait guère conscience de son état, interdit du repos éternel, sans doute à hanter le lieu de sa mort. Sans doute était-il un spectre désincarné, bien loin de l’apparence qu’il a adoptée en retrouvant un corps à travers le pentacle. L’imaginaire collectif de ces fanatiques a joué, de toute évidence - les livres dans leur grenier parlaient tous d’occulte, de mysticisme ou encore de démonologie. Entre ses cornes, sa queue et sa peau rouge marquée de blanc à certains endroits - des cicatrices, probablement -, il ressemble à un diablotin alors qu’il n’en partage aucun autre trait. Ils ont d’ailleurs cru qu’ils avaient réussi à en invoquer un de l’Enfer, et à dire vrai, Rowan n’a pas vraiment pu nier. Qu’aurait-il dû dire ? Il ne comprenait même pas ce qu’il lui arrivait, ni même où il se trouvait. Tout s’embrouillait dans sa tête, il ne possédait que des souvenirs confus, disparates. Et se “réveiller” pour se retrouver la cible d’une bande de fanatiques de l’occulte n’était clairement pas le meilleur réveil qui puisse être.
Rowan leur a faussé compagnie dès qu’il a pu. Il a fui sans se retourner, sans même savoir où il allait - cela ne pouvait pas être pire qu’être à la merci de ces fanatiques, si ? Il a bien vite appris la cruelle vérité à ses dépens, que son apparence joue contre lui au quotidien. Il ressemble à un diablotin, à un démon tout droit issu de l’Enfer ; de quoi causer des cauchemars à bon nombre d’humains. Il a subi l’incompréhension, la peur et le mépris sans comprendre pourquoi de prime abord. Personne n’a voulu l’aider, ou même lui expliquer où il se trouvait. Pour ça, il a dû attendre d’être arrêté par la police.
La police a mis longtemps à le croire ; à leurs yeux, il n’est qu’un “monstre” parmi tant d’autres, un monstre qui tente de se dérober aux règles. Peu importe ce qu’il essayait de raconter, ses mots ne trouvaient pas grâce à leurs oreilles, et ce que jusqu’à ce que son dossier soit repris par l’un de leurs collègues, plus à l’écoute cette fois.
Ce policier lui a expliqué tout ce qu’il avait besoin de savoir - l’époque, la situation actuelle, la ville. Des explications concises, qui ne remplaceront jamais des années de vécu, mais qui permettent au moins à Rowan de mieux appréhender sa situation, et surtout la galère dans laquelle il se trouve. Il n’a nulle part où aller. Et même si ce policier l’aide pour régulariser sa situation - papiers d’identité, permis de circuler notamment -, au fond, Rowan reste seul, perdu dans l’immensité du monde, en proie à ses souvenirs brumeux de lémure. Sur le papier, il ne sait rien faire, tant de choses lui échappe encore, et il sait à quel point il a besoin d’apprendre.
Alors Rowan passe plusieurs mois à tenter d’apprendre - par chance, il lit et écrit le français. Il effectue des petits boulots pour se loger, applique rigoureusement la loi de Kent pour échapper aux préjugés le concernant, faute de quoi il n’aurait certainement jamais obtenu cette chambre de bonne au huitième étage de l’immeuble. Un véritable cagibi, aux murs mal isolés, mais il s’en contente. Ces semaines-là sont difficiles, à essayer d’apprendre sans griller sa couverture de faux humain. A plus d’une reprise, il perd son travail pour finalement en retrouver un et le reperdre peu après. Quoi qu’il arrive, c’est toujours mieux que le grenier des fanatiques de l’occulte, mieux que la cellule poussiéreuse du commissariat.
Puis il entend parler de la FEAH, une université pour former des super-héros et qui accepte humains comme monstres en son sein. Un avenir qui n’attire pas Rowan, il aimerait déjà pouvoir se créer une vie décente, mais l’idée d’apprendre dans un environnement dédié plutôt qu’en autodidacte lui paraît bien mieux. Alors il postule, passe les concours, puis attend les résultats.
Sans surprise, il est recalé. Ou plutôt, sur liste d’attente. A quoi s’attendait-il ? Il n’a pas le moindre diplôme. S’il parle la langue, il coince toujours sur des mots simples, n’en comprenant pas le sens. Il a des années de retard à rattraper.
Et pourtant, deux mois après la rentrée, il reçoit une lettre de la FEAH pour le féliciter sur son admission - certes tardive. Des démissions ont visiblement libéré des places en première année. Rowan n’hésite pas davantage, même si une arrivée en cours d’année jouera à son désavantage, sans parler de son déménagement - mais est-ce pire que son quotidien actuel, à changer de boulot toutes les deux semaines ou presque ?
Alors il rejoint la FEAH, non sans avoir la boule au ventre - un véritable saut dans l’inconnu pour lui.