Il y a encore un étudiant à la bibliothèque, malgré l’heure plus que tardive. Faustine esquisse un petit sourire triste alors qu’elle met sa main devant sa torche électrique pour diminuer la lumière et ne pas aveugler la personne qui travaille à la lueur des lampes de bureau des tables d’études. Ce n’est pas sain de travailler jusqu’à si tard, mais sans doute l’étudiant n’a-t-il pas le choix.
D’ailleurs, un ou une étudiante ? La personne sous ses yeux n’a pas une apparence humaine, aussi est-ce difficile de trancher. En attendant de savoir comme l’étudiant se genre, autant essayer d’être le plus neutre possible.
— Hey.
Faust interpelle l’élève doucement pour ne pas lui faire peur, s’arrêtant à quelques pas de la table avant d’éteindre sa lampe torche et de la poser.
— La bibliothèque va fermer. Je suis désolée, tu ne peux pas rester.
Elle se dirige vers les radiateurs non loin, laissant mine de rien le temps à l’élève de ranger ses affaires sans se presser. Est-ce qu’il a fini son travail ? Faust a un serrement au cœur, avant de soupirer. De toute façon, elle-même n’est pas prête d’aller se coucher, il lui reste du travail à faire en tant qu’archiviste et elle compte bien squatter sa salle de repos plutôt que de rentrer chez elle.
L’étudiant pourrait continuer à bosser, là-bas, et il n’aura pas d’ennuis puisqu’elle ne dira rien à ce sujet à quiconque.
— Mais si tu veux continuer à étudier, tu peux m’accompagner jusqu’à la salle de repos des bibliothécaires. Je pourrais même te faire du thé, ça aiderait pour ta concentration ! Et peut-être qu’il reste même des biscuits.
Elle lui adresse un sourire complice, alors qu’elle diminue la température des radiateurs pour la nuit. Peut-être que Scipio acceptera ses demandes d’achat de livres si elle arrive à réduire la consommation d’électricité de la bibliothèque ; après tout, qui ne tente rien n’a rien. Dans le pire des cas, peut-être que Faust pourrait aller foutre le bordel dans une grande réception et chiper deux-trois trucs de valeur pour s’en mettre plein les poches.
De toute façon, ce n’est pas comme si ceux qui allaient à ce genre de réception étaient dans le besoin. Un tel étalage de luxe et d’abondance a toujours rendu malade Faustine, peut-être parce qu’elle ne comprenait pas le besoin des adultes de se faire vomir pour manger toujours plus.
Max s’y est fait, à cette vie. Justine aussi. Peut-être est-ce pour ça que leur fratrie s’est brisée en éclats.
Un dernier tour de thermostat et elle se tourne à nouveau vers l’étudiant. Elle a beau l’avoir déjà vu, elle ne se souvient plus de son nom. Peut-être parce qu’elle n’a jamais été celle à enregistrer ses livres prêtés ? Cela lui semble logique.
— Je suis l’Archiviste Faustine Lamour. Tu peux m’appeler Faust, ça ira très bien. Comment veux-tu que je t’appelle ?
La formulation n’est pas laissée au hasard ; elle sait pertinemment que certains étudiants n’aiment pas leur nom officiel. Elle en a fait partie. Elle aurait donné tout ce qu’elle possédait à l’époque pour que ses professeurs ne l’appellent pas par son nom de famille complet. Déjà alors, elle le détestait et aurait aimé s’en débarrasser.
Elle aurait aimé que ses camarades ne voient pas directement en elle l’héritière d’une grande famille, mais juste Faust. Était-ce réellement trop demander ?
L’étudiant n’a pas l’air particulièrement à l’aise en sa présence. Est-ce parce qu’il n’a pas une apparence humaine et qu’il s’interroge sur les raisons de sa gentillesse ? Faustine peut comprendre sa méfiance ; elle aussi s’inquiéterait d’une gentillesse sans raison apparente à son égard, dans certains cercles. Cependant, elle ne s’attarde jamais sur les apparences ; elle a connu bien des gens qu’elle pourrait qualifier de monstres cachés sous des traits humains, alors le contraire est tout aussi probable.
Cependant, il accepte finalement de lui répondre et sa proposition. Faust se fend d’un sourire.
— Rowan est un joli prénom. Viens, suis-moi.
Elle chantonne doucement alors qu’elle amène l’élève jusqu’au sein de la salle de repos des bibliothécaires. Il n’y a plus un chat, vu l’heure, mais la pile de documents qu’elle doit entrer dans le système semble la narguer. Elle lui adresse un regard noir, avant de se diriger vers le placard du paradis pour en sortir une boîte de biscuits et un sachet de thé en vrac. Un thé noir au caramel, parfait pour rester éveillée encore quelques temps.
— Sers-toi ce que tu veux.
Faustine désigne de la main le placard, avant de commencer à préparer son thé, dans sa merveilleuse tasse « Tout va très mal se passer ». Ses collègues la taquinent parfois sur son manque d’optimiste, mais comment être optimiste dans un monde qui a passé son temps à vous cracher dessus ? Le temps que l’eau chauffe, elle ouvre un autre placard et en sort deux couvertures, qu’elle pose sur la table. Une pour elle, au cas où, et une pour Rowan.
La fatigue, ça aide pas à rester au chaud.
— Si tu as froid, tu peux en prendre une. Je ne peux pas augmenter trop le chauffage, ou Scipio m’obligera à rentrer chez moi pour bosser. Tch. Même Picsou est pas aussi pingre.
Faust s’installe derrière sa pile de documents et son ordinateur, pour commencer à les rentrer un à un dans le système. Cependant, le manque de caféine l’empêche de réellement se concentrer et elle lit plusieurs fois la quatrième de couverture du livre entre ses mains, avant d’abandonner et de le reposer, le temps que son thé devienne tiède – et buvable.
Son regard retourne sur l’étudiant. Maintenant qu’elle y pense, ce n’est pas la première fois qu’elle le voit travailler tard à la bibliothèque, même si elle n’est généralement plus là au moment de la fermeture. Elle ne reste que lorsqu’elle a encore du travail à faire, après tout. Elle est surtout Archiviste.
— … Ce n’est pas la première fois que tu fais la fermeture, n’est-ce pas ? Est-ce que tu as besoin d’aide dans tes recherches ?
Lorsque Rowan lui avoue qu’il ne sait pas vraiment par où commencer ses recherches, Faustine récupère sa tasse pour se rapprocher de lui. Elle tire le livre qu’il étudiait jusque-là vers elle pour en lire le titre et le quatrième de couverture – sur l’histoire contemporaine, rien que ça – avant de le lui rendre. Est-ce qu’il cherche un angle en particulier pour une dissertation ? Peut-être qu’un livre plus spécialisé serait plus simple à lire et étudier.
— Tu as peut-être visé trop gros au départ ? Sur quoi est-ce que tu travailles, exactement ?
Elle lui rend son livre, avant de pencher la tête à sa question surprenante. Il ne connaît Picsou ? Même pour quelqu’un qui n’est pas très attaché aux comics, il devrait au moins en avoir entendu parler, non ? La curiosité lui picote la langue, mais elle se retient de poser des questions, préférant réfléchir à la meilleure manière de résumer le canard à Rowan.
Elle souffle sur son thé pour en prendre une gorgée, avant de se lancer.
— C’est un personnage de Disney, apparu au départ en BD et puis après dans des dessins animés. C’est un canard milliardaire, mais pingre au possible. Même si la FEAH roule pas sur l’or, la comparaison me paraissait appropriée, vu le caractère du directeur, surtout quand on lui vole dans les plumes !
Elle sort son téléphone pour chercher rapidement une image, avant de la montrer à Rowan pour appuyer ses propos. Elle le range, avant de se figer en plein geste. Même elle, dont les parents ont fortement limité l’exposition à la culture « populaire », connaît Picsou. Le gamin est un monstre et lisait un livre sur l’histoire contemporaine. Il ne sait pas par quel bout entamer ses recherches. Se pourrait-il que…
La curiosité est plus forte que son envie de respecter la vie privée de son élève.
— Tu es intégré depuis peu dans la société humaine, n’est-ce pas ?
Faustine se reprend vite et secoue la tête, avant de noyer sa honte dans sa tasse de thé. Rowan n’a peut-être pas envie qu’elle le sache, ou peut-être craint-il qu’elle le juge s’il confirme ce fait. Autant faire demi-tour pendant qu’il en est encore temps.
— Désolée si ma question est indiscrète, tu n’es pas obligé de répondre. Et ma proposition de t’aider sera toujours valide même si tu ne me dis rien.